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Thomas eut l’impression qu’on refermait sur lui le couvercle d’un cercueil.
L’espoir est un drôle de sentiment. Il grandit peu à peu. Vous fait baisser votre garde jusqu’à vous redonner goût à l’existence. Et la chute qui s’ensuit – inévitablement – n’en est que plus effroyable.
Thomas regarda le cliché et la coupure de presse. Cette photo, il la connaissait bien. Elle n’était jamais parue dans aucun journal, mais avait pesé lourd au moment de sa radiation. Elle avait été prise par un détective privé dont la société, basée à Londres, travaillait pour le compte d’une grande compagnie pharmaceutique. Le détective avait opéré en avril et mai 1995, dans la région de N’Guimi, proche du lac Tchad.
Son sujet d’investigation était le Dr Thomas Lincoln.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Lenny.
— Ça me paraît clair, dit Cole en pointant son doigt sur le papier glacé. Les deux flics, là et là, essayent de faire redescendre Lincoln, ici, perché sur un monticule de cadavres.
Mouches vertes, flaques rouges, cadavres noirs, badges de flics jaunes.
Thomas se souvenait de l’odeur, terrible, sous le soleil de midi. Les insectes s’étaient déjà emparés des petits corps, ces enfants morts qu’on s’apprêtait à brûler. Et lui… lui… il ne l’avait pas supporté.
Les deux policiers nigériens l’avaient cueilli sans peine, vu qu’à ce moment-là il était complètement ivre.
Cameron Cole avait raison. La photo montrait son vrai visage, la bouteille d’alcool serrée entre ses mains, la bouche ouverte sur un sourire idiot, son stéthoscope pendouillant sur sa blouse pleine de taches.
Ces villageois, il les avait connus. Eux-mêmes le considéraient comme un type bien. Un peu dingue peut-être (il fallait l’être pour passer ses jours et ses nuits à vouloir aider des gens qui ne demandaient rien à personne), mais digne de confiance.
Voilà pourquoi Thomas s’était révélé incapable de surmonter la situation.
Lorsqu’il avait découvert sa responsabilité dans l’horreur, quelque chose s’était brisé en lui. Alors il avait bu. Était monté en haut de cet abominable bûcher où s’entassaient les corps de familles entières. Bourré, souriant et las. Et il avait tranquillement attendu qu’on y mette le feu.
— Jésus Marie, souffla Lenny.
Thomas aurait voulu dire quelque chose, mais c’était inutile. Le passé finit toujours par se repointer, à un moment ou à un autre.
Cameron s’empara de l’article de presse, provenant d’un exemplaire du Los Angeles Times daté de 1995. Il lut à haute voix :
la contrefaçon s’attaque au secteur du médicament
et fait de nombreuses victimes en afrique
par robert hayes, rédacteur en chef
On connaissait les contrefaçons en tout genre : sacs, parfums, accessoires de luxe ou d’usage courant, jusqu’aux rasoirs jetables. Mais voici que le phénomène prend de l’ampleur en s’attaquant à un secteur sensible, avec des conséquences dramatiques : celui de l’industrie pharmaceutique.
Les pays défavorisés en sont de plus en plus victimes. Pourtant, ce type de contrefaçon demeure pour les industriels un sujet délicat. Tellement délicat, même, que certains préfèrent l’ignorer ou faire comme s’il n’existait pas, ainsi que le suggère l’exemple suivant.
Au premier semestre de cette année se déclare au Niger une terrible épidémie de méningite, avec quarante et un mille cas enregistrés entre les mois de février et mai. Pour lutter contre ce fléau, les autorités nigériennes mettent en place une vaste campagne de vaccination avec l’appui de diverses organisations internationales. Le Nigeria vient alors en aide à son voisin en lui livrant des dizaines de milliers de doses de vaccins antiméningite, fabriqués par deux grandes compagnies pharmaceutiques.
Les vaccinations commencent. Mais l’équipe belge de l’organisation Médecins Sans Frontières participant à la campagne constate bientôt des anomalies : les vaccins se diluent mal et présentent des filaments noirs. Les échantillons sont alors expédiés en Europe pour analyse. Les résultats reviennent, formels : les vaccins sont des faux qui ne contiennent aucun principe actif.
Selon le rapport d’enquête d’une société d’investigation privée, il semblerait que les vrais vaccins aient été sortis de la chaîne au Nigeria pour être remplacés par des contrefaçons qui n’ont coûté que le prix de l’emballage. L’importation de ces vaccins frauduleux du Nigeria au Niger aurait été réalisée par avion, échappant à tout contrôle grâce à la complicité d’un pilote chargé d’effectuer des rapatriements sanitaires d’un pays à l’autre. Le médecin accompagnateur, d’origine américaine et présent à bord, participait tant aux rapatriements qu’à la campagne de vaccination elle-même. Sa responsabilité dans l’affaire reste à déterminer.
Malgré ces éléments accablants, les deux firmes pharmaceutiques rechignent à livrer les noms et détails de l’enquête, et n’envisagent pas de déposer de plainte internationale.
Paul Bell, ancien président de la Fédération Internationale du Médicament, nous avoue : « Pour nous, les pertes dues aux contrefaçons sont insignifiantes, inférieures aux pertes de la production. Ce qui est grave, c’est l’atteinte à notre image de marque. Vous savez, quand il y a un doute… »
Le refus de porter plainte est fondé sur deux craintes principales : perdre la confiance des professionnels de santé et du grand public, et s’attirer les foudres des gouvernements qui seraient mis en cause par ces révélations. En cas de circulation d’un produit pirate, la sanction économique est en effet immédiate : tous les médicaments originaux du laboratoire visé sont bloqués pendant des mois.
Dans le cas présent, ces faux vaccins ont été administrés à plus de soixante mille personnes. Selon certaines estimations, ils auraient indirectement entraîné la mort de plusieurs milliers de Nigériens ayant contracté la maladie alors qu’ils pensaient être protégés. Au premier rang de ces victimes se trouvent de nombreux enfants.
Si tout le monde est d’accord pour dire qu’il est urgent de lutter contre cette nouvelle forme de contrefaçon, l’étendue du problème et les moyens de le résoudre demeurent encore des sujets tabous. Quant aux familles des personnes touchées, obtiendront-elles la reconnaissance du statut de victime, ou une forme quelconque de réparation ? On peut se poser la question.
Cole reposa le papier.
— Ces vaccins, c’est vous qui les avez transportés ?
Thomas chercha le regard d’Elizabeth, mais les yeux de la jeune femme étaient fixés sur sa poitrine.
— Oui, dit-il dans un souffle.
— Vous avez fait ça pour de l’argent ?
— Non.
— Alors pourquoi ?
— Je n’étais pas au courant.
Il aurait voulu qu’Elizabeth réagisse. Qu’elle proteste, lui dise quel genre de salaud il était.
— Le pilote était un trafiquant. Avec le régime politique instable, la corruption sévissait partout. On m’a fait croire que, sans mon soutien, les vaccins mettraient des jours et des jours à parvenir aux populations par la route. Tout fonctionnait à coups de bakchichs. Par avion, on coupait à ça – du moins, c’est ce que prétendait le pilote. Pour une somme ridicule, on embarquait les caisses à bord du zinc et on les délivrait sur place, là où les villageois en avaient besoin. Les responsables du trafic cherchaient quelqu’un de facile à manipuler, alors ils m’ont choisi. Parce que j’étais surmené et à côté de mes pompes. Parce qu’ils savaient qu’en me collant une bouteille entre les mains, je ne vérifierais pas la cargaison.
— Des milliers de victimes. Vous ne devriez pas être en cabane ?
— On a négocié pour lui, dit Elizabeth.
Thomas n’essaya même pas de nier.
— Les compagnies pharmaceutiques ne voulaient pas de mauvaise publicité, continua-t-elle. Elles n’ont rien divulgué. Pas de nom, pas de plainte, pas d’affaire. Karen l’avait compris.
La jeune femme ne parvenait toujours pas à le regarder en face. Thomas sentit son cœur se flétrir tandis qu’une douleur immense se propageait dans sa poitrine.
Lenny tenta de lui venir en aide.
— Vous n’étiez qu’un homme de paille. On a profité de vous.
— Non. Vérifier les produits, c’était mon boulot. Je ne l’ai pas fait et ces gens en sont morts. Les laboratoires ont enterré les poursuites, mais il fallait une tête. Quand j’ai perdu le soutien du Dr David Walsh, on m’a… prié de ne plus exercer la médecine.
Thomas se racla la gorge pour masquer le tremblement de sa voix.
— La décision était juste. On ne peut pas prétendre lutter pour une bonne cause et commettre ce genre de crime.
Un long silence s’ensuivit.
— Ainsi donc, le tueur connaissait votre secret, railla Cameron. Je trouve cette situation hilarante, Est-ce que vous comprenez ce que ça signifie ?
— Que Seth a un complice au sein de ShowCaine, capable de fouiller nos dossiers et de lui refiler le renseignement.
— Non. Ça signifie que vous êtes le prochain sur sa liste. Ce sac en plastique, c’est votre arrêt de mort. Et vous savez quoi ? Je n’ai même pas pitié de vous. En fait, ça me filerait plutôt la trique, putain, je bande rien que d’y penser !
Thomas n’avait plus la force de répondre. Lenny entraîna les autres hors de la pièce. Cameron le dévisagea une dernière fois.
— Vous ne méritez pas une fille comme Elizabeth.
— Peut-être. Mais ce n’est pas à vous d’en juger.
— Le tueur n’a même pas besoin de vous descendre.
— Oh ? Et pourquoi ?
— Parce que vous êtes déjà mort, Lincoln. Mort en dedans.